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Dialogues avec Ehsan MEHRANGAIS,
président d’Afghanistan Demain



Réalisé le 25 juillet 2003

Majid - Parlez-nous de votre enfance.

Ehsan MEHRANGAIS - Au milieu des années 70, alors que j’avais 6-7 ans, mes parents ont divorcé et je me suis retrouvé à la rue du jour au lendemain. J’y suis resté des années. Ce n’était pas une question de pauvreté. Mon père avait les moyens mais il était flambeur : dès qu'il avait de l'argent, il le dépensait. De plus, il était très pris par son travail de peintre et je m’ennuyais énormément. Je préférais donc être dans la rue, à faire ce que je voulais, plutôt qu'être avec lui. C’était un choix. Au fil du temps, je me suis fait des amis, des enfants, comme moi.

M. - Combien y’avait-il d’enfants dans les rues d’Afghanistan, à cette époque ?

E.M. - Peu à l’époque, je dirais une centaine. Aujourd'hui, il y en a 40 000 !

M. - À partir de quel âge travaille-t-on en Afghanistan ?

E.M. - Les enfants aident la famille et apportent un complément en travaillant dans la rue ou dans les boutiques. Ils apprennent un métier en même temps. Le travail est parfois dur mais il ne s’agit pas, comme peuvent le dire les médias, d’esclavage. Les familles envoient les enfants travailler pour pouvoir se nourrir. L'école obligatoire n’existe pas, c'est le luxe des pays riches ! En Afghanistan, il est impossible d'envoyer tous les enfants à l'école : il n'y a pas assez d'établissements.

M. - Dans son livre Mes enfants de Kaboul, le Père de Beaurecueil vous présente comme le plus débrouillard des enfants.

E.M. - Je crois que j’arrivais à m'en sortir mieux que les autres car je sentais ce qui pouvait nous nuir. J'avais quelque chose que les autres, plus naïfs, n'avaient pas ; une sorte de flair. Je me protégeais beaucoup plus que ces garçons, parce que j'avais l'expérience de la rue : les bastonnades, les personnages malhonnêtes qui nous entraînaient dans des vols ou du trafic de drogue…

M. - Combien de temps cette vie a-t-elle duré ?

E.M. - Quatre ans. Quatre ans marquants. Avec des moments difficiles mais aussi de bons souvenirs : c’est à cette époque que j'ai commencé à voyager, visiter les autres villes d’Afghanistan et le Pakistan. C'était l'aventure. Je partais avec trois ou quatre amis. Du jour au lendemain, nous en prenions la décision et nous partions, sans contrainte. Nous étions libres.

M. - De quoi rêviez-vous à l'époque?

E.M. - D’avoir une vie meilleure, de devenir acteurs – on s’abreuvait de films indiens au cinéma. On avait très peu d'infos sur l'extérieur. On pensait qu'il n'y avait que l'Afghanistan. Le monde entier, c'était l'Afghanistan.

M. - N’y avait-il pas de journaux ou médias ?

E.M. - Il n'y avait aucun journal. De plus, comme nous n’allions jamais à l’école, nous ne savions pas lire.

M. - Aviez-vous envie d’aller à l’école ?

E.M. - Oui, j’en avais envie mais mon père ne m'avait pas inscrit. Il n'avait pas cette culture-là : pour lui, l'école ne servait à rien car elle n’apprenait pas un métier. Il a préféré m’emmener chez un mécanicien auto. J’y suis resté trois jours. Cela ne m’intéressait pas ; ce n’était pas ce que je voulais.

M. - Avez-vous des souvenirs des jeunes que vous côtoyiez à l'époque ? Pouvez-vous nous évoquer deux ou trois noms ?

E.M. - J'avais un ami qui était plus jeune que moi. Un malin, une grande gueule qui, malgré son âge, impressionnait beaucoup de gens. Ce gamin fuguait de chez lui. Son père était mort, il vivait avec sa mère et avait des problèmes dans sa famille. Il s'est retrouvé dans la rue pour gagner de l'argent. Il fuguait. Il ramenait l'argent. Il fuguait. Il ne rentrait pas tous les soirs chez lui. Je l'ai rencontré un jour par hasard. Il est venu chez le Père de Beaurecueil et y est resté pendant un moment. Il s'appelait Dad Khoda.

M. - Quand et comment avez-vous rencontré le père De Beaurecueil ?

E.M. - Grâce à un ami qui avait fait un séjour chez lui, suite à ses problèmes de fugue et d'absentéisme à l'école. Il avait été placé chez le Père de Beaurecueil pour pouvoir aller à l'école régulièrement. Le Père parle de lui dans son livre : Momo Tranh. C'est lui qui fuguait et qui venait dans le parc. De temps en temps, il passait la nuit avec nous. Un jour, il m'a parlé du Père De Beaurecueil : « Il y a plein d'enfants chez lui. Si tu as envie d'aller à l'école, je pense que c'est le meilleur moyen ». C'est ainsi que j'ai décidé de le rencontrer. Il allait voir les enfants à l'hôpital. Nous sommes allés l’attendre devant chez lui mais ce jour-là, il est passé très rapidement ; nous n'avons pas pu le rencontrer. Nous avons oublié cette histoire pendant quelques mois. Puis il est revenu et m'a proposé de nous recevoir ce jour-là. Il recueillait de nombreux enfants de toutes les ethnies d'Afghanistan. On m'a présenté au Père comme un garçon désireux d’aller à l'école. Voilà comment je suis entré – et resté chez lui. Je n’étais pas méfiant : les enfants avaient l’air joyeux et pour moi, c’était une chance d’aller à l’école. Du jour au lendemain, on est allé faire les courses, j’ai acheté des vêtements propres et j'ai commencé les cours à la maison. J'avais 10 ans quand je me suis présenté devant le Père : j'avais manqué 3 années de scolarisation ! Il a donc fallu que je les rattrape avec un professeur particulier. Ce que j'ai fait et, lorsque j'ai passé les examens, je suis entré en 4ème année d'école.

M. - Ce professeur particulier a-t-il beaucoup compté pour vous ?

E.M. - ll était gentil. Je l'aimais bien mais sans plus. C'était un Afghan.

M. - Etait-ce pour vous la conception du bonheur, à ce moment ?

E.M. - A ce moment-là, pour moi, c'était une découverte. Parce que je rentrais dans une école d'élite : le lycée Esteqlal, ce qui n'était pas donné à tout le monde. J'étais en cours avec des gosses d'industriels et de notables.

M. - Le Père de Beaurecueil ne souhaitait-il pas justement faire des classes de tout niveau social ?

E.M. - Si. Mais à l'époque, ce n'était pas le cas.

M. - Pouvez-vous nous parler de la vie chez le Père de Beaurecueil ?

E.M. - On se sentait comme dans une famille. Le Père de Beaurecueil allait au travail tandis que nous restions à la maison avec un cuisinier. L'avantage, c'est que nous étions tous dans le même lycée. Nous pouvions donc accompagner les petits à l'école, revenir déjeuner et les ramener à la maison à la fin des cours. A la maison, il y avait un grand jardin et une piscine. Le matin, on allait à l'école. L'après midi, on jouait et on faisait nos devoirs. Un professeur venait nous donner des cours. Nous étions bien entourés. Quand un nouveau arrivait, il lui fallait 2 ou 3 jours pour commencer à prendre ses repères mais après, cela allait très vite.

M. - Le Père de Beaurecueil estime qu’il était assez extraordinaire de pouvoir réunir des enfants d'ethnies différentes dans une si bonne entente. Comment avez vous ressenti cela ?

E.M. - Vous savez, quand on est enfant, on ne pense pas vraiment aux ethnies. On considère que tout le monde est pareil. C'est plus tard que l'on pense que l’un est Hazara, l'autre Turkmène, Tadjik, Ouzbeck ou Pachtoun. On ne se disputait pas, peut-être parce qu’on avait une certaine liberté. De toute façon, on n'avait pas intérêt à se battre car le cuisinier était là pour nous séparer.

M. - Etait-ce très différent des relations entre enfants dans la rue ?

E.M. - Oui. Il n'y avait pas les mêmes problèmes. Chez le Père de Beaurecueil, on avait tout ce qu’il fallait, la sécurité : je n'avais pas à penser où dormir, où trouver à manger ou de l'argent pour pouvoir aller au cinéma, m’amuser. Je n'avais plus à manger les restes, j'étais habillé proprement… C'était un grand changement ! De plus quand on va à l'école et qu'on apprend des choses très rapidement, c'est très motivant. On réalise qu’on apprend à lire alors que, quelques mois auparavant, on ne savait rien !

M. - Certains enfants ont-ils joué le rôle de grands frères ?

E.M. - Oui, bien sûr. On vivait tous ensemble. Les grands s'occupaient des petits, les empêchaient de se battre, ou de faire des bêtises. Tous les grands avaient de l'autorité. On était comme des frères.

M. - Connaissiez-vous l'histoire de chacun ?

E.M. - Oui. On apprend petit à petit l'histoire de chacun.

M. - Le Père de Beaurecueil a-t-il eu le respect de ne pas vous demander immédiatement ce qu'avait été votre vie?

E.M. - Il savait un petit peu, mais il ne demandait pas. Il a su bien plus tard tout ce que fut ma vie.

M. - Combien de temps êtes-vous resté chez lui ?

E.M. - 10 ans, jusqu'à 17-18 ans. Après, il y a eu cette histoire d'espionnage. Mais il y a eu aussi une période pendant laquelle je suis parti de la maison. J’ai alors vécu avec mon frère de sang, que je connaissais peu, dans une seule pièce. C'était difficile ; on n'avait jamais vécu ensemble. Pour moi, c'était une découverte.

M. - Durant votre séjour chez le Père de Beaurecueil, il y a eu des problèmes politiques. Comment étaient-ils ressentis à la maison ? Y avait-il des restrictions ?

E.M. - Non, on a continué à vivre comme avant. Mais il est vrai que des enfants sont partis à la guerre et ont été tués. Pendant leur service militaire, ils ont été attaqués sur la route par les Moudjahidins. Il y a eu quelques répercussions sur la vie de la maison : l’un d’entre nous est mort.

M. - Dans le livre du Père, on parle d'Aktar et d'Hassan.

E.M. - C'est beaucoup plus tard. Hassan s'était engagé. Il s'est enfui au Pakistan, puis est revenu à Kaboul et s'est réengagé. Mais c’est parce qu'il n'avait pas le choix : il devait faire son service militaire. Ils sont morts tous les deux.

M. - Etiez-vous au courant de tout ce qui se passait dans le pays ?

E.M. - Oui, j'étais au courant. Je connaissais des gens de la Vallée du Panshir. Parce que la vallée était rentrée dans la résistance dès le début.

M. - Vous, vous étiez sur Kaboul. Y avait-il des résistants ?

E.M. - Oui.

M. - Est-ce que vous pouvez nous parler du Kaboul de l'époque ? La ville a dû changer depuis ?

E.M. - A cette époque, une grande partie de la ville actuelle n'existait pas. Il y avait très peu de voitures, très peu de routes goudronnées. Seules quelques routes principales l'étaient. Il n'y avait pas l'électricité partout. Nous, nous vivions dans le grand luxe, dans de belles maisons, par rapport à d'autres personnes qui habitaient dans des bâtisses en terre, où l’on ne s'éclairait qu'avec des lampes à pétrole - même à Kaboul. Et puis c'était une ville, quand même, où il n'y avait pas la guerre. On menait une vie paisible avant le coup d'état communiste de 1978. Je suis arrivé chez le Père vers 1973-74. La guerre a commencé 3 ans après.

M. - Vous êtes rentré dans un mouvement politique ?

E.M. - Oui, un petit peu.

M. - J'ai cru comprendre que par la suite, vous avez été aux côtés de Massoud ?

E.M. - En effet. Au début, je me suis engagé avec des gens que je ne connaissais pas bien, donc j'étais un peu méfiant. J'ai participé à des manifestations et j'ai été arrêté deux fois de suite par le gouvernement afghan. Je suis le premier élève du lycée Esteqlal à avoir lancé des slogans anticommunistes, le premier et le dernier. J'ai participé à d'autres manifestations où j'ai vu des élèves se faire tuer. On a continué au lycée Esteqlal, même si personne ne lançait plus de slogans. Cela m’a énervé. Je pensais : « si on sort, c'est pour faire quelque chose, pour crier, pour se faire entendre. » Les policiers ont commencé à tirer dans le tas. Ils nous ont poursuivis dans les rues et, quand ils nous ont rattrapés, ils nous ont emmenés en prison. Puis, je suis sorti de là.

M. - Kaboul est resté assez protégé à ce moment-là ? La ville a été détruite bien plus tard.

E.M. - Oui mais il y avait énormément d'arrestations. Lorsque le coup d'état a eu lieu, ils ont commencé à tuer vraiment arbitrairement.

M. - Où était située la prison ?

E.M. - A la sortie de Kaboul, dans le sud. Mais à Kaboul, il y avait plusieurs prisons avec un grand nombre de prisonniers. Ils alignaient les gens et tiraient dans le tas. Dans toutes les familles, des gens étaient arrêtés, au nom du féodalisme, du capitalisme, du maoïsme ou bien parce qu'ils avaient des problèmes personnels avec untel, qui était devenu membre de parti. Ils arrêtaient les ennemis, sans qu'ils soient forcément politiques. On se demandait ce qui arrivait !

M. - Vous aviez entendu parler des Russes ?

E.M. - Oui mais on apprenait ça dans les livres de géographie.

M. - Vous n’avez eu que les mauvais côtés de la philosophie communiste ?

E.M. - Oui. En même temps, on ne savait pas du tout ce que c'était, le communisme, le socialisme, le capitalisme. Tout ça, on n’en avait jamais entendu parler ! Dès qu'il y a eu le coup d'état communiste, à l'école, tout d'un coup, on a entendu des mots tels "démocratie", "liberté d'expression", "capitalisme", "grand capital".

M. - Parce que la société afghane était organisée de façon féodale ?

E.M. - Oui, mais pas vraiment. Il n'y avait pas de très grands propriétaires terriens, comme en Inde, ou dans des pays où il y a vraiment des terres à cultiver. Les entreprises étaient familiales. L'Afghanistan restait un pays agricole.

M. - Que cultive-t-on en Afghanistan ?

E.M. - Du blé essentiellement. Il y avait autosuffisance.

M. - Y avait-il une grande méfiance de tout ce qui venait de l'extérieur ?

E.M. - Non. On nous avait dit que c'était les Américains et les Pakistanais qui étaient derrière tout ça.

M. - Par rapport aux Russes ?

E.M. - Ils étaient en Afghanistan. Ils étaient rentrés avec leur armée. Tout le monde était contre eux.

M. - Les Russes occupaient le terrain, mais les Américains sont arrivés bien après ?

E.M. - Non, mais à l'époque, ils aidaient la résistance.

M. - Les Américains étaient-ils critiqués de provoquer, sur la terre afghane, une opposition entre communistes et capitalistes ?

E.M. - A l'époque, on n'avait pas compris ça. Ils nous ont aidés, mais se sont aussi servis.

M. - Selon Noam Chomsky, intellectuel américain, la guerre froide était bien plus une opposition nord-sud, qu'un conflit est-ouest. C'est à dire deux grands qui s'affrontent pour conquérir les pays du sud. Et finalement, ce sont les pays du sud qui ont le plus souffert, et qui souffrent encore actuellement. Pour l’Afghanistan, géopolitiquement, rejoignez-vous sa réflexion ?

E.M. - Tout à fait. Les Américains étaient présents là où il y avait de l'anticommunisme. On le voit par exemple à Cuba. Au lieu de faire la guerre directement, ils se faisaient la guerre indirectement. Ils trouvaient leur terrain de jeu et y jouaient. Evidemment, il y avait les rapports de puissance, d'intérêt, de conquête impérialiste. Les communistes ont fait comme eux, en entrant en Afghanistan. C'est tout de même une politique qui a été suivie depuis un siècle. Les tsars aussi voulaient arriver aux meilleurs résultats. Là, les russes ont commis l'erreur de rentrer en Afghanistan, pensant que c'était le moment.

M. - Vous êtes le mieux placé pour parler de ce qui se passait vraiment sur le terrain. L'idée du gazoduc est venue après ?

E.M. - Peut-être que les Américains l’avaient déjà en tête à l'époque.

M. - Christophe de Ponfilly dit que les rapports avec les différents pays autour de l'Afghanistan sont complexes. Michael Barry, dans Vies clandestines, décrit lui aussi des situations très compliquées, des stratégies complexes. Sur place, cela ne devait pas être évident ! Dans le film Les combattants de l'insolence de Christophe de Ponfilly, Massoud dit clairement que les Américains ne l'ont pas aidé. Il y a eu beaucoup de mensonges en occident, prétendant le contraire, mais sur place Massoud a apporté un démenti. Certes il a reçu des Stinger à un moment donné.

E.M. - Les Américains ont aidé Hekmatyar. 70% de l'aide US de l'époque allait à l'opposant de Massoud ; les 30% qui restaient était versés aux autres partis politiques (le Jamiat, le Harakat...) Les Américains ont fait un choix : ils pensaient que Hekmatyar était le plus efficace contre les Russes. Ce qui n'était pas faux. C'était le seul parti structuré en Afghanistan qui regroupait 80% de la résistance afghane au début de l’insurrection.

M. - Christophe de Ponfilly disait, lors de son retour du tournage de Les combattants de l'insolence, que la vie politique en Afghanistan ne se limitait pas du tout au parti unique. Au contraire, elle était très atomisée, avec des avantages et des défauts évidemment : l'union n’est pas facile entre les différents partis. Mais cela permettait d’avoir une vie politique très diversifiée. Pour autant Hekmatyar rassemblait plus que les autres partis ?

E.M. - Oui. Mais ils ont perdu du terrain, parce qu'ils ont fait le mauvais choix. Hekmatyar était leur grand chef et il y avait très peu de liberté dans son parti. Ils ont tué beaucoup de monde. C'est comme ça qu'ils ont reculé face au Jamiat et Massoud.

M. - Et Dostom ?

E.M. - Il est apparu sur la scène politique beaucoup plus tard, en 1992. Mais il s'est battu au côté des communistes, au début.

M. - Des retournements d'alliance ont eu lieu, notamment parmi les cheiks qui avaient combattu les Hazaras et qui, grâce à Massoud se sont ensuite regroupés pour retourner à Kaboul. Que pouvez-vous nous raconter de ce que vous avez vécu du combat de Massoud ?

E.M. - Bernard Henri-Lévy a dit : « Massoud a fait la guerre sans l'aimer. » C'est assez juste. Il était obligé de faire la guerre pour avoir la liberté. Il s'est battu pour la liberté de l'Afghanistan.

M. - La notion de justice était-elle plus forte que la notion de liberté ?

E.M. - Il y avait un peu de ça : faire le bien, selon ses propres conceptions islamiques. Cela fait partie de la vie d'un musulman, le Jihad.

M. - L'idée de sacrifice est-elle volontaire ou imposée ?

E.M. - On ne se pose pas la question du sacrifice. On est là. On doit défendre notre pays. On n’a pas d'état d'âme. On est engagé.

M. - Massoud prônait-il un Islam tolérant ?

E.M. - Très tolérant. Il ne tuait pas les Russes qu'il capturait. Ceux-ci se convertissaient à l'Islam, aidaient les Moudjahidin à combattre contre les Russes. Massoud n'était pas un sanguinaire.

M. - Vous l'avez côtoyé ?

E.M. - Oui, je le voyais fréquemment. J'ai passé 15 jours avec lui, en 1987, dans le Nord, lors d’un combat qui ouvrait le chemin vers le Pakistan. C'était la prise d'une garnison. Je suis également allé dans la vallée du Panshir, où je le voyais assez souvent. Et l’un de mes cousins était son garde du corps.

M. - Massoud avait-il tout organisé, y avait-il des gens pour gérer la vie civile, l'école, l'économie ?

E.M. - Oui. Lorsque je suis arrivé dans la vallée du Panshir, j’ai appris le maniement des armes. J’avais 17 ans. Juste avant, j’avais été arrêté à Kaboul, que j’ai donc quittée pour rejoindre la résistance.

M. - C’est à ce moment-là que le Père De Beaurecueil a été obligé de partir ?

E.M. - Oui.

M. - Et Mirdad s’est retrouvé en prison ?

E.M. - Oui, 5 ans ! Moi, je suis resté 6 mois dans la vallée du Panshir. Après, j’ai rencontré Stéphane Tullier, un ami qui venait souvent à la maison. C’était le premier journaliste humanitaire français, rentré en Afghanistan après l’invasion. Il m’a proposé d’aller en France. Et c’est lui qui a demandé l’autorisation à Massoud de me laisser partir. Massoud lui avait demandé comment il voulait qu’on le remercie de son aide. Stéphane a simplement répondu : « Je ne veux pas de cadeau, juste une autorisation pour qu’Ehsan Mehrangais puisse partir avec moi au Pakistan, puis en France. » Massoud a demandé que je vienne le voir à son bureau le lendemain. Là, il m’a dit : « J’ai promis à Stéphane que je te donnais une autorisation. Mais pourquoi pars-tu ? Si tu pars, qui va se battre ? » Je lui ai promis que je reviendrais.

M. - Est-ce que Massoud avait songé, comme de Ponfilly, à la nécessité d’un appui extérieur ?

E.M. - Non, à l’époque, ce qui importait, c’était de se battre en Afghanistan et combattre l’Armée Rouge directement. L’idée de soutien extérieur est venue petit à petit. Massoud en avait probablement l’intuition mais à l’époque, c’était difficile à faire. On préférait se concentrer pour faire du mal à l’Armée Rouge, la faire plier. Massoud ne voulait pas quitter l’Afghanistan. Il voulait rester là, être là sur le terrain. C’est d’ailleurs le seul chef qui n’est jamais sorti du pays - en dehors de 1992, quand il est parti s’arranger avec les Pakistanais pour qu’ils arrêtent leur ingérence.

M. - Le Roi n’a pas connu tout ça. Comment a été ressentie la longue absence du Roi ?

E.M. - Le Roi a été obligé de quitter l’Afghanistan. Il n’y a jamais remis les pieds parce qu’il était vieux et les partis politiques qui le soutenaient n’étaient pas assez importants.

M. - Son retour a-t-il du sens, pour vous ?

E.M. - Oui. Pour les personnes âgées, il symbolise un calme relatif. Pour eux, c’est important.

M. - Actuellement, c’est la reconstruction ?

E.M. - Maintenant oui, c’est la reconstruction.

M. - Est-il trop tôt pour faire un bilan ?

E.M. - Le bilan, c’est que l’Afghanistan est détruit : 2 millions de morts, de nombreux orphelins, d’handicapés, de veuves, etc. L’agriculture, les écoles, les réseaux d’hôpitaux sont détruits : tout est à réorganiser dans la société, au niveau administratif, social. Il y a très peu de moyens. L’économie équivaut au système D. Il y a des problèmes sociaux, un manque de travail et très peu de ressources. Certes, il n’y a pas la famine actuellement, mais un gros problème de malnutrition existe. On dénombre en outre 20 millions de mines sur le territoire pour 15 millions d’habitants. Il faut tout recommencer à zéro !

Réalisé le 1 août 2003

M. - On peut évoquer maintenant votre passage en France, la situation actuelle en Afghanistan et ce que vous faites à Afghanistan Demain.

E.M. - Cela fait 18 ans que je suis en France. Quand je suis arrivé, j’ai obtenu le statut de réfugié. Dans les premiers temps, je logeais dans une famille où il y avait des enfants. Je parlais mal le Français mais j’apprenais. Je suis entré dans un centre de formation en électromécanique pendant une année. Ensuite, j’ai travaillé dans une entreprise pendant un an. Comme ce travail ne me plaisait pas vraiment, je me suis inscrit à la fac de Censier en « Lettres Arts et com », dans la section cinéma. Pendant un an, j’ai étudié. Quand on parle mal le français et qu’on entre dans une fac de lettres, c’est un peu difficile. J’ai beaucoup travaillé mais j’étais très découragé à la fin de l’année car j’avais de mauvaises notes. Alors j’ai pris la décision de repartir en Afghanistan pendant 6 mois. Et j’ai travaillé avec Médecins Sans Frontières, en tant qu’interprète.

M. - Avec quelles personnes étiez-vous en contact ? Laurence Lemonnier ?

E.M. - Non. A l’époque, elle avait quitté l’Afghanistan. Mais elle était à Peshawar. J’étais avec Juliette Fournoux et un docteur, dans une équipe de 7 personnes. Malheureusement, on est tombé dans une embuscade de la milice, un groupe de Moudjahidins qui étaient contre le Jamiat et on a été emprisonnés pendant 20 à 30 jours ! Ils ont fini par nous relâcher, mais 2 personnes de notre groupe sont mortes. J’étais entre elles lorsqu’elles ont été touchées ! Notre mission était complètement ratée. Nous sommes partis dans le Badakhshan. Puis j’ai rejoint le commandant Massoud pour le combat qui a eu lieu dans cette région stratégique - car on coupait ainsi la route aux Moudjahidins, aux convois d’armes etc. pour le Pakistan. C’était le chemin le plus simple. J’ai participé à la prise d’une garnison qui a coûté la vie à 14 moudjahidins. Un grand combat ! Je suis revenu en France par le Pakistan.

M. - Combien de temps êtes-vous resté en France ?

E.M. - 3 ans. Puis 6 mois en Afghanistan. Et à nouveau en France pendant un an.

M. - En France, vous avez étudié les sciences sociales ?

E.M. - Oui, à l’Institut Catholique de Paris. C’était des études très généralistes : sociologie, politique, statistiques. Ces matières étaient très intéressantes pour moi car je découvrais la pensée occidentale.

M. - Etait-ce dans l’optique de vous occuper de l’association que vous avez créée plus tard, Afghanistan Demain ?

E.M. - En fait, je pensais faire quelque chose en Afghanistan et les attentats du 11 septembre m’ont décidé à créer Afghanistan Demain. Parce qu’il y avait l’espoir ; cet espoir qui a permis de créer cette association et de s’occuper des enfants en Afghanistan. C’était un hommage aussi au Père de Beaurecueil, à Massoud ; ma pierre pour la reconstruction de l’Afghanistan.

M. - Comment vous est venue l’idée de créer cette association ?

E.M. - Je suis parti en Afghanistan avec Daniel Mermet pour un reportage pour l’émission Là-bas si j’y suis. On est resté un mois sur place, en Afghanistan, puis on a dû partir une semaine avant la prise de Kaboul et la fuite des Taliban. De retour en France, je me suis dit : « là véritablement, il y aura un changement en Afghanistan. » Bien que ce ne fût pas vraiment la fin de la guerre, il y avait un espoir qu'elle s’arrête. Vingt-cinq ans de guerre, il faut bien qu’un jour cela cesse ! Je sentais que c’était l’occasion. Désormais, j’avais des possibilités en France : des moyens, des contacts. Je pouvais faire bouger les gens. Pourquoi ne pas créer une association en hommage au Père de Beaurecueil, qui avait commencé dans sa propre maison, à élever des enfants, dont je faisais partie ? Après 25 ans de guerre, il y avait de nombreux problèmes sociaux, des orphelins, des enfants dans les rues. Autant faire quelque chose dans laquelle j’avais une expérience : créer des centres, des maisons familiales où l’on prendrait en charge des enfants en difficulté, des orphelins et leur donner un cadre familial ainsi qu’une éducation, la possibilité d’aller à l’école. Parce que ces enfants qui vivent dans la rue ne verront probablement jamais l’école. Soit ils n’ont pas de père pour les inscrire à l’école, soit ils n’ont pas les moyens et l’enfant est envoyé travailler pour 8 centimes d’euros la journée ! L’idée est venue comme ça. De l’espoir.

M. - Vous aviez l’expérience ?

E.M. - Comme je vous ai dit, il y avait le Père de Beaurecueil qui s’occupait des enfants chez lui. C’était souvent des enfants handicapés moteur. Je me suis dit que, sur ce même modèle, j’allais créer une association qui reproduirait le même schéma.

M. - Au niveau de l’organisation, comment l’association s’est-elle constituée ?

E.M. - Il fallait aller vite. En novembre 2001, l’Afghanistan était très présent dans l’actualité. C'était le moment de commencer quelque chose, sans quoi, la communauté internationale allait encore oublier ce pays. Il fallait beaucoup parler de l'Afghanistan. J’ai donc saisi l’occasion avec des amis proches de Paris qui m’ont aidé. L’association a été créée en 2001. Le premier bureau était ainsi constitué : moi-même en tant que président, musulman ; la secrétaire, Bénédicte, catholique ; le trésorier, un vietnamien bouddhiste ; et la vice-présidente Tania, juive. Toutes les confessions étaient présentes dans cette association. Depuis, le bureau a changé. On a eu un conseil d’administration, une assemblée générale l’année dernière.

M. - Quel était le souhait de vos amis? Et quelle influence aviez-vous?

E.M. - Leur souhait était d’aider l’Afghanistan, d’aider les enfants. C’est comme ça qu’ils m’ont soutenu pour créer l’association. Au début, on avait un peu de mal, parce qu’on n'avait pas d’expérience de l’associatif et de l’humanitaire. Et petit à petit, on a eu des articles dans la presse. En février 2002, on a créé une maison à Kaboul pour une quinzaine de gosses, avec les premiers dons récoltés. Ce fut très rapide. Elle a bien fonctionné. Nous avons reçu la visite de l’Unesco et d’autres ONG. Cela s'est fait avec le temps, le bouche à oreille. Quand on existe, après, on est sollicité.

M. - Comment avez-vous obtenu le soutien de l’Unesco ? Vous les aviez contactés ?

E.M. - Il nous fallait trouver des financements. On les a contactés à Paris, pour leur demander de l'aide pour la création de maisons et de centres d'accueil. On a préparé un dossier, qu’on a remis à un responsable de l'Unesco, qui s’est montré intéressé. Pendant 6 mois, on a bâti le projet avec eux. On leur a expliqué qu’on avait déjà créé une maison. Ils ont voulu vérifier nos capacités de gestion, nos structures, bref, voir s'ils pouvaient nous faire confiance. Ils ont donc envoyé des membres de leur bureau à Kaboul, qui ont vu la maison et ont approuvé nos méthodes. Au bout de 6 à 8 mois, le projet a abouti et ils ont décidé de nous soutenir. Nous travaillons aujourd’hui avec la section "Education des Enfants" de l’Unesco. Mais ils ont des projets partout ailleurs dans le monde, au Brésil, en Asie... Après ce soutien sur trois ans, il nous faudra trouver des financements privés ou institutionnels pour ne pas fermer les centres. Ce qui n’est pas évident avec le nombre de demandes !

M. - Vous aviez une structure à Paris et à Kaboul ?

E.M. - Non. A l’époque, on n'avait pas de bureau à Kaboul. On a financé cette maison à partir de Paris. Maintenant, on a un bureau local à Kaboul, parce que le projet a grandi : on a un centre d’accueil pour 80 enfants (*). Et une vingtaine de jeunes filles suivent des cours d’alphabétisation afin de réintégrer un circuit scolaire normal.

(*) En 2004, trois jeunes volontaires sont venus rejoindre le bureau local à Kaboul. Trois centre d’accueil et deux maisons familiales sont en activité, pour 350 enfants.

M. - Est-ce mixte ?

E.M. - Tout est dans le même centre mais se passe en deux temps. Le matin, les garçons viennent. L’après midi, les filles. Un professeur s’occupe des 20 jeunes filles.

M. - Quel âge ont les enfants ? Qui va les chercher dans la rue ?

E.M. - On a recruté des professeurs, des animateurs et un directeur de centre qui fait son enquête et va sélectionner les enfants rentrant dans nos critères : il faut qu’ils soient pauvres, orphelins. Mais ces critères ne sont pas stricts. On peut très bien prendre un enfant qui a ses parents, mais qui est en difficulté, qui ne peut pas aller à l’école. Avant tout, on essaie de leur donner l'envie d'aller à l'école, de leur donner confiance en eux, afin qu'ils puissent se dire : « je vais à l'école et je peux réussir aussi comme les autres enfants. » Lorsqu’ils ne peuvent pas aller à l'école, on les suit individuellement. Nous regardons aussi leur environnement : notre équipe basée à Kaboul est formée pour organiser des meeting familiaux avec les mamans, où l’on tente d’inculquer l'importance de l'éducation, les règles d'hygiène. On a même des brosses à dent dans notre centre !

M. - Comment avez-vous démarré ? Alliez-vous sur le terrain ?

E.M. - Oui, je suis allé sur le terrain. On a créé cette maison puis on a ouvert un bureau et embauché des gens pour sélectionner et s’occuper des enfants. L’idée de créer un bureau, c’était aussi pour stabiliser la situation au niveau de Kaboul, avoir une structure solide. Aujourd’hui encore, je continue d’aller voir les enfants dans les rues, quand je suis à Kaboul. Dernièrement, je suis rentré 2 mois en Afghanistan. Je fais un peu comme le Père de Beaurecueil. Mais je sais aussi qu’une association demande autre chose : il faut être présent au niveau du bureau, pour mettre une organisation en place, notamment le staff. Ces choses-là sont indispensables, si l’on veut être stable et durer 20 ans.

M. - Le Père de Beaurecueil dit que vous êtes un bon gestionnaire. Vous avez créé une association, quelque chose de plus grand que ce que lui-même a fait.

E.M. - L’association a grandi, c’est vrai. On est institutionnalisé, contrairement au Père de Beaurecueil qui finançait tout avec ses fonds propres, son argent et son salaire. Mais on veut garder une structure maîtrisable, de qualité. Il ne s’agit pas de prendre 2000 enfants et de mal s’en occuper, de créer de faux espoirs et de les relâcher dans la rue.. Nous préférons accueillir 300 enfants et les prendre en charge convenablement. Certes, la qualité coûte un peu plus cher.

M. - Y a-t-il d'autres personnes en Afghanistan qui font ce que vous faites?

E.M. - Il y a une ONG afghane, Terre Des Hommes, avec laquelle nous travaillons. Et maintenant, nous sommes soutenus par la Commission Européenne. Elle nous a fait confiance. Nous avons signé un contrat depuis un mois avec elle. Les autres centres à créer à Kaboul le seront avec son aide.

M. - L'aide européenne correspond à ce qui est apporté par chaque Etat de l'Union pour l'humanitaire, pour le développement dans les pays du sud ? Comment l’avez-vous obtenue ?

E.M. - Oui, c’est cela. Nous sommes allés les voir à Kaboul pour leur présenter notre projet. Il ont accepté de le financer à la condition qu’on rentre dans un consortium de quatre ONG : Terre Des Hommes (TDH), Children And Crasies (CIC) une ONG anglaise et Ashiana, une ONG afghane. Et Afghanistan Demain est une ONG française.

M. - Etes-vous satisfait de la façon dont les démarches se déroulent avec ceux qui vous apportent des fonds?

E.M. - Ce qui nous agace, c'est la paperasse, tous ces papiers administratifs qui nous font perdre énormément de temps. Evidemment un minimum de contrôle des ONG est nécessaire pour savoir où va l'argent. Mais de là à multiplier les paperasseries... Et il faudra voir l'évolution des projets sur place. En Afghanistan, cela se fait directement. Il suffit de s’enregistrer au ministère des Affaires Etrangères et on peut démarrer, en contrat avec l’Etat.

M. - Avez-vous un rôle de conseiller pour l'Etat ou pour les porteurs de fonds?

E.M. - Nous devons travailler en collaboration avec le gouvernement afghan, car c'est le rôle de l'Etat que nous avons pris en main. C'est le rôle d'un Etat de s'occuper des gosses dans un pays. Or l'Etat n'a pas les moyens. Il est sans ressources et dépend de l’aide internationale. C'est nous qui avons pris le rôle social de l’État.

M. - Si l'Etat était plus solide, vous travailleriez pour lui ?

E.M. - Non. Mais si je peux aider, je viendrai aider. L'objectif n'est pas de travailler avec l'Etat afghan, c'est un but humanitaire, sans arrière pensée politique ou autre. Je suis président bénévole de l’association. Ce n’est pas un plan de carrière que je suis en train de faire. C'est totalement gratuit.

M. - L'Etat n'est pas indispensable ?

E.M. - Si, j'en suis conscient. Mais pour l'instant l'Etat n'a pas les moyens ni le personnel. Parce que les gens ne sont pas rentrés. La plupart des Afghans installés dans des pays étrangers n'ont pas les moyens pratiques, techniques de revenir. Ils ont un salaire là-bas qu’ils n’auront jamais ici. Ce serait ressenti comme une injustice. Dans un ministère, lorsque l’un touche 3000 dollars et l'autre 50, cela crée des frustrations. Ce n'est pas si facile de rentrer en Afghanistan.

M. – Cela est très bien expliqué dans le dernier livre de Christophe de Ponfilly Lettre ouverte à Jospeh Kessel, notamment vers la fin du livre. Le problème des enfants abandonnés est-il seulement localisé à Kaboul ou bien aussi dans les campagnes?

E.M. - Les enfants sont mal dans tout le pays. Mais on les trouve plus particulièrement dans les villes parce qu'il y a l'agglomération. Il y a beaucoup plus de population et il n'y a pas de travail. A la campagne, les enfants sont toujours pris en charge par les villageois, qu'ils vivent bien ou mal. Le phénomène des enfants des rues, c'est un phénomène des villes.

M. - Il n'y avait pas ce problème-là dans le Panshir, à l'époque de Massoud ?

E.M. - Non.

M. - La région était gérée comme un Etat. Est-ce cela qui va être créé, un espace où tout le monde peut se nourrir ?

E.M. - Ca, c'est l'Etat qui va s'en charger. Mais l'Etat n'a pas les moyens, par exemple, de créer des écoles supplémentaires. Pendant toutes ces années où il n'y avait pas d'école, on a perdu beaucoup de gens, partis à l'étranger. Il manque des professeurs, des routes, des structures…

M. - Quels sont vos moyens à Afghanistan Demain ?

E.M. - On fait des recherches de fonds via la presse, des manifestations de soutien, des concerts. Dernièrement l'émission Envoyé Spécial de France 2, nous a fait connaître auprès du grand public. On a ainsi été aidé par des gens, touchés par le reportage. Il y a eu beaucoup de retours, surtout individuels. En revanche, les quelques entreprises qui avaient appelé n'ont pas donné suite. Je précise qu’on est une petite structure et qu’on veut le rester. Notre souci, c'est de limiter les frais de gestion.

M. - Le Père de Beaurecueil a beaucoup d'estime pour ce que vous faites. Quel est le regard des autres gens qui vous ont suivi sur votre association ?

E.M. - L’admiration. C'est un boulot gratifiant de s'occuper des gosses bénévolement, de fait les gens ont en général une bonne réaction. Ils sont volontiers prêts à nous aider, nous soutenir.

M. - Qu'attendez vous de ces gens qui réagissent?

E.M. - Nous avons besoin de publicité, qu’on parle de l'association, qu’on diffuse l'information, nos plaquettes. Il faut encore qu'on réunisse le budget nécessaire pour suivre les enfants pendant une dizaine d’années. Nous avons aussi besoin de compétences : de comptables, de gens qui savent écrire, de gens qui partent sur le terrain, d’autres qui gèrent. On a besoin de tout le monde.

M. - Là, vous êtes en développement ?

E.M. - Oui. Au départ, on n'avait pas imaginé cela aussi grand. Mais, c'est vrai, Afghanistan Demain a passé un palier. C'est aussi pour ça qu'on a adapté l'association au niveau du bureau : en recrutant des gens compétents, des gestionnaires, pour que l'association perdure.

M. - Est-ce que M.Masstan vous soutient ?

E.M. - Oui. Il parle de nous. Moralement, il nous soutient.

M. - Vous êtes en recherche de soutien permanent ?

E.M. - Evidemment. On est soutenu par l'Unesco. Les aides ponctuelles des institutions ne durent qu'un temps. Les politiques ne nous soutiennent pas du tout. Mais on a le soutien d’entreprises privées.

M. - En Afghanistan?

E.M. - Non. En Afghanistan, il n'y a rien. Il n'y a pas encore d'entreprises. Les investisseurs ne viennent pas, parce qu'il n'y a pas de stabilité. Il y a certes, de petites structures, mais pas vraiment de grandes entreprises qui s'installent, car elles n'ont pas encore confiance. Il faudrait que les Afghans qui ont des entreprises à l'étranger reviennent et investissent. Si les gens ne voient pas l'amélioration dans leur vie quotidienne, l'instabilité sera permanente. Ce n’est pas comme ça qu'on va s'en sortir. Si les gens ne travaillent pas, si aucune entreprise ne s'installe, s’il n’y a ni création d’emplois ni création de richesse, il est évident que l'Afghanistan va rester dans le même état qu'avant !

M. - Christophe de Ponfilly disait qu'il y a une inflation énorme à Kaboul pour se loger... Pourquoi ?

E.M. - Cela vient du fait que 60% de la ville sont détruits. Il n'y a plus de maisons. Nombre d'Afghans réfugiés à l'étranger rentrent, mais leurs villages sont détruits. Ils habitent alors dans les agglomérations. Les prix des loyers augmentent. Les ONG qui louent des bureaux à 3000 - 4000 dollars font monter les prix.

M. - Pourtant, ce sont des ONG ! Cela semble aberrant.

E.M. - Kaboul est détruite : il reste très peu de maisons debout, seulement des belles maisons. Qui peut les prendre ? Un Afghan ne peut pas avec un salaire de 50 dollars par mois ! Les familles s'entassent. Dans une maison, il peut y avoir jusqu’à trois familles, chacune occupant une pièce. J'ai vu le cas de quatre familles, avec quatre cinq gosses, qui logeaient dans une maison de seulement quatre pièces ! Au niveau sanitaire, c'est dur. C’est pourquoi on récupère des enfants en danger, qui travaillent dur dans la rue, qui sont orphelins et n'ont personne pour s'occuper d'eux.

M. - Qu'avez-vous avez fait depuis 2001 et quelles activités font les enfants recueillis ?

E.M. - Les enfants que j'ai pris dans la première maison que j'ai créée forment une vraie famille et vivent comme une famille afghane. Un professeur vient tous les jours à la maison leur donner des cours. Ces enfants ont intégré l'école normale, alors qu'avant, ils ne savaient ni lire ni écrire. Maintenant, ils sont premiers de leur classe, tous, parce que justement ils ont un soutien à la maison. Une institutrice vient leur donner des cours tous les jours, les remettre à niveau. De temps en temps, j'amène des trottinettes.

M. - Tout cela bénévolement?

E.M. - Non, on embauche, on crée des emplois. A travers le salaire qu'on verse aux employés, on fait vivre des familles. Dans l'association, il y a un salarié à Paris et à Kaboul. Les enseignants viennent de l’extérieur.

M. - Le Père de Beaurecueil voulait que les Afghans restent afghans et ne deviennent pas occidentaux. Son souci, c'était de ne pas leur apporter certaines richesses qui ne sont pas forcément naturelles en Afghanistan. Le fait d'apporter des richesses d'ici, est-ce pour vous une erreur ?

E.M. - On ne leur apporte rien de plus que ce qu'ils vivent dans la société. Et si on peut leur donner un peu plus, je leur donnerai volontiers. Parce que le monde a changé. Par exemple, je ne suis pas contre qu’il y ait un outil informatique dans leur maison.

M. - Quelles sont vos difficultés à Afghanistan Demain ?

E.M. - Notre difficulté première, c'est de trouver des gens qui travaillent avec nous de façon permanente, qui soient là. Le travail associatif n’est jamais facile quand on le fait bénévolement. Tout le monde est bénévole dans notre association, à part le secrétaire qu'on a embauché pour avoir quelqu’un en permanence.

M. - Vos projets pour l'avenir ?

E.M. - Nous avons créé un centre d'accueil, une maison familiale. On va encore créer deux maisons et deux autres centres d'accueil dans Kaboul. D'ailleurs, on a soumis des projets à l'Unesco pour Kaboul, mais peut-être nous déplacerons-nous à Mazar ou à Herat, où il y a un réel besoin. Mais si l’on n'a pas les moyens, si l’on n'est pas sûr de pouvoir maintenir les projets et être efficace, on ne fera rien. Il ne s'agit pas de créer, de multiplier, de grossir sans objectifs, sans qu'il y ait un résultat derrière. Dans un premier temps, on va se stabiliser à Kaboul. Par la suite, on va créer un centre de formation en maintenance informatique et créer des emplois ; ceci pour que les enfants puissent être rapidement opérationnels et rapporter un salaire à leur famille.

M. - Quelle est l'évolution de l'association ? Avez-vous rajouté des objectifs ?

E.M. - Nous, nous sommes là provisoirement. C'est à dire 10 ans. Lorsqu'on s'occupe d’enfants, il faut du temps. Il faut qu'ils grandissent, qu'ils aient un métier, qu'on puisse les suivre. Evidemment on a pour objectif de les rendre opérationnels. Mais notre principal souci est de s'occuper des gosses qu'on a pris en charge. Maintenant, il faut créer des centres de formation en plus des centres d'accueil, pour ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas aller à l'école. On est en train d’y réfléchir.

M. - Que ressentez-vous quand vous retournez à Kaboul et que vous allez aider les enfants ? Vous repensez à votre enfance ?

E.M. - Je suis fier de ce que j'ai fait. Parce que l'Afghanistan reste mon pays ; j’y suis né. Je suis heureux d'apporter ma pierre à sa reconstruction. Sur le plan humain, ça m'apporte énormément. Quand un enfant, qui n'aurait jamais pu aller à l'école sans nous et qui était dans notre maison l'année dernière, écrit sans faire de fautes au bout d’un an, c'est un vrai motif de satisfaction. Cela prouve qu'on ne fait pas tout ce travail pour rien.

M. - Considérez-vous, comme le Père de Beaurecueil, que ce sont vos enfants ?

E.M. - Il ne s’agit pas des mêmes démarches. Je me sens responsable d'eux parce que je les prends en charge. Je les considère comme des enfants que j'aide et que j'aime. Il y a une relation qui s'établit entre nous, certes : en un an d'existence, j'ai pu me rendre sur le terrain plusieurs fois et les rencontrer, les voir. Mais je n'habite pas là-bas. Il est donc difficile pour moi de les considérer comme mes propres enfants.
M. - Y a-t-il des erreurs que vous ne referiez pas ? Au sens de « progresser ».

E.M. - Pour l'instant, on est trop jeune. C'est encore tôt. Dans l'avenir, je pourrai vous le dire.





 

 

Dernière mise à jour :
02 Novembre 04